J’ai une chance folle, je crois. Une de ces chances qui vous tombent dessus sans crier gare, comme un héritage dont on n’ose pas se croire digne. Mes grands-parents m’ont transmis un bout de leurs langues : le piémontais et le ligure. Un trésor fragile, une mélodie qui résonne encore dans ma tête. Je me souviens de ces après-midis passés chez eux, à écouter leurs conversations dans un mélange savoureux, presque musical, de ces deux idiomes. Des mots qui dansaient, porteurs d’une histoire, d’une culture, d’un territoire.
Mais voilà , quand je m’y risque à mon tour, quand j’essaie de faire vibrer le ligure, patatras ! Ma grand-mère, gardienne inflexible du temple linguistique, me reprend aussitôt : « Là , tu mélanges tout ! Du piémontais qui s’incruste, ou pire, des tournures à la génoise ! » Difficile de contester son autorité. Elle a écrit un livre en ligure, une œuvre qui tient à la fois du testament et du dernier cri, destinée à rejoindre les rayonnages des bibliothèques les plus nichées d’Italie. Un vestige précieux, une trace à préserver avant que cette langue ne glisse, irrémédiablement, vers le statut de langue morte.

🇫🇷🇮🇹 L’érosion des langues régionales : un phénomène transfrontalier
L’érosion des langues régionales suscite une vive inquiétude, tant en Italie qu’en en France. Tandis que dans l’hexagone, des langues comme l’occitan, le corse, le breton, le basque et l’alsacien persistent mais s’affaiblissent, nos voisins transalpins constatent un déclin similaire sur leur propre territoire.
Ce processus d’effacement linguistique a des racines historiques profondes. En France, l’uniformisation linguistique fut progressive. Selon un article de France Culture, en 1789, sur une population de 28 millions d’habitants, plus de 6 millions ne comprenaient pas le français, alors parlé par moins de 10 % de la population, principalement dans les villes et au sein des élites.
Aujourd’hui, le français domine largement, marginalisant les langues régionales. À Nice, par exemple, entendre parler niçois est devenu un événement rare, presque une « rencontre du troisième type ». Cette image, bien que frappante, reflète une réalité préoccupante : la langue niçoise, à l’instar de nombreuses autres, est aujourd’hui menacée.
Italie : un patchwork linguistique en sursis
Cette situation pose des questions sur la transmission, la place de la diversité linguistique et les politiques de sauvegarde. Face à l’érosion de sa diversité linguistique, l’Italie, de la botte à ses contreforts alpins, offre un cas d’étude saisissant. Du Tyrol du Sud aux rivages siciliens, un patchwork de langues régionales – aux accents germaniques prononcés au nord-est, en passant par les volubiles napolitains, le franco-provençal valdôtain, le piémontais, le ligure, et tant d’autres – lutte pour sa survie.
Si, dans le Mezzogiorno, le dialecte et la langue nationale cohabitent encore avec une certaine familiarité, le nord du pays a vu une fracture générationnelle s’opérer, comme ici en France est également le cas. En effet, la génération des baby-boomers, aujourd’hui grands-parents, a amorcé un mouvement d’ouverture vers le monde extérieur, délaissant progressivement l’usage du dialecte dans l’espace public au profit de la langue nationale standardisée, diffusé par les ondes radiophoniques et le petit écran. Un phénomène qui n’est pas sans rappeler le déclin des langues minoritaires sur le territoire, à l’image du niçois, comme du piémontais ou du ligure.
📱 La génération X et le coup de grâce
Mais le coup de grâce semble avoir été porté par la génération X, celle des parents d’aujourd’hui. Témoins d’un usage encore vivace chez leurs aînés, ils ont relégué ces langues au domaine de l’intime, se contentant de quelques bribes glanées au contact de leurs parents et grands-parents. Face à la mondialisation et à l’essor des communications numériques, la jeune génération s’est largement tournée vers des langues véhiculaires comme l’anglais, parfois au détriment de son patrimoine linguistique. Pour autant, les moyens technologiques actuels ne pourraient-ils pas offrir une voie médiane, permettant à chacun de conserver sa langue de cœur tout en communiquant avec le reste du monde?
✊ Résistances et initiatives locales
Et c’est là que le bât blesse. Le niçois comme tant d’autres langues régionales, est en sursis. Pourtant, des résistants s’activent, souvent dans l’ombre, pour leurs offrir une seconde vie.
C’est le cas, dans notre région, de plusieurs collectifs et associations qui se battent pour faire vivre les langues locales. L’Acadèmia Nissarda, soutenue par les institutions locales et régionales, en est un exemple emblématique. Mais elle n’est pas seule. L’association Lou Sourgentin, elle aussi, s’active en coulisses pour préserver et promouvoir le patrimoine linguistique niçois. Et puis il y a ces initiatives plus informelles, souvent portées par des passionnés ou des artistes, qui investissent les réseaux sociaux. Sur Instagram, par exemple, des comptes dédiés font résonner le niçois, le mentonnais ou le monégasque, offrant à ces langues une visibilité inédite, loin des cercles traditionnels. Une manière de les réinventer, peut-être, pour les faire entrer dans l’ère numérique sans les dénaturer.
🇲🇨 Monaco : un modèle d’espoir ?
Ces langues ont-elles une chance de survie dans un monde tourné vers la mondialisation, qui oublie donc si vite son passé ? Le modèle monégasque offre une lueur d’espoir. Depuis 1976, le monégasque est obligatoire à l’école, du CE2 à la troisième, puis optionnel au lycée. Chaque élève reçoit un livret d’activités, et en mai, un concours récompense les meilleurs, de la primaire au lycée, lors d’une cérémonie solennelle. Une façon de faire vivre une langue qui refuse de disparaître, portée par une institution qui, pour une fois, joue le jeu de la transmission.
Réinventer l’héritage
Chez nous, c’est une quête active. À nous d’aller chercher la langue, de la dénicher, contrairement à Monaco où le monégasque s’impose de lui-même. Sur les réseaux, certes, il y a du contenu, mais les auteurs lissent souvent leur niveau pour toucher un public large, quitte à perdre en authenticité. De l’autre côté des Alpes, c’est une autre histoire. En Ligurie et dans le Piémont, des jeunes se mobilisent : musique, interviews, vidéos… Ils créent en ligure et en piémontais, pour transmettre ce savoir que leurs familles n’ont pas su leur léguer. Une manière de réinventer l’héritage, sans attendre qu’il tombe dans l’oubli.
Et si l’avenir des langues régionales reposait moins sur les institutions que sur notre capacité collective à les réinventer ? Les initiatives numériques, artistiques et associatives ouvrent des perspectives inédites, mais elles soulèvent aussi des défis : comment préserver l’authenticité d’une langue tout en la rendant accessible à un public élargi ? Comment concilier tradition et modernité sans sacrifier l’une à l’autre ? La question reste ouverte : dans un monde globalisé, quelle place sommes-nous prêts à accorder à ces langues qui portent en elles l’âme d’un territoire et l’histoire de ses habitants ?